EXORDE
1Hautement philosophique est le sujet que je propose de démontrer : la raison pieuse est souveraine des passions. Aussi ai-je le devoir de vous conseiller d'accorder une attention soutenue à la philosophie. 2Car le sujet est nécessaire à tous pour la connaissance et il comprend l'éloge de la plus grande des vertus, j'entends la prudence.
3S'il apparaît que la raison domine les passions qui s'opposent à la tempérance – la gloutonnerie et le désir –, 4de plus s'il est démontré qu'elle exerce un plein pouvoir sur les passions qui s'opposent à la justice, telle que la malignité, et sur les passions qui s'opposent au courage – colère et crainte et douleur 5comment donc, diront peut-être certains, si la raison domine les passions, n'est-elle pas aussi maîtresse de l'oubli et de l'ignorance ? La question est ridicule. 6En effet ce n'est pas à ses propres passions que la raison commande, mais à celles qui sont contraires à la justice, au courage, à la tempérance et à la prudence, non pas pour les détruire, mais pour ne pas leur céder.
7Je pourrais vous démontrer par de nombreuses preuves, tirées de diverses sources, que la raison est dominatrice des passions, 8mais je le prouverai beaucoup mieux par le courage de ceux qui sont morts pour la vertu : Eléazar, les sept frères et leur mère. 9En effet, eux tous, en méprisant les douleurs jusqu'à la mort, ont démontré que la raison dompte les passions. 10Je puis donc en raison de leurs vertus faire un éloge de ces hommes qui, en ce jour, sont morts avec leur mère pour la vertu parfaite, mais pour les honneurs qu'ils ont obtenus, je pourrais aussi les estimer bienheureux. 11Par leur courage et par leur endurance, ils ont suscité l'admiration non seulement de tous les humains, mais aussi de leurs bourreaux, et ainsi ils ont été les artisans de la chute de la tyrannie qui opprimait leur nation ; par leur endurance ils ont vaincu le tyran, et, grâce à eux, la patrie a été purifiée. 12Mais de cela il ne me sera possible de parler qu'après avoir commencé par la thèse, comme j'ai coutume de le faire. Je reviendrai alors à leur histoire en rendant gloire au Dieu très sage.
PRÉSENTATION DE LA THÈSE
La raison souveraine
13Nous cherchons donc à connaître si la raison est dominatrice des passions. 14Nous devons déterminer ce qu'est la raison, ce qu'est la passion et combien de sortes de passions il y a, et si la raison les domine toutes.
15Selon moi, la raison est assurément l'intelligence qui, avec un raisonnement droit, choisit la vie selon la sagesse ; 16la sagesse est donc la connaissance des choses divines et humaines, et de leurs causes. 17Elle est l'éducation donnée par la Loi par laquelle nous apprenons les choses divines avec révérence et les choses humaines avec profit. 18Les différentes formes de sagesse sont la prudence, la justice, le courage et la tempérance. 19La plus importante de toutes est la prudence : c'est par elle que la raison domine les passions. 20Quant aux passions, les deux espèces les plus générales sont le plaisir et la douleur. Chacune d'entre elles existe et dans le corps et dans l'âme. 21Important aussi est le cortège des passions autour du plaisir et de la douleur. 22Ainsi, avant le plaisir, il y a le désir, après le plaisir, la joie. 23Avant la douleur, il y a la crainte, après la douleur, la tristesse. 24L'emportement est une passion commune au plaisir et à la douleur, si l'on pense à ce qui nous atteint. 25Dans le plaisir se trouve aussi une inclination maligne qui, de toutes les passions, prend les formes les plus diverses : 26dans l'âme, vantardise, amour de l'argent, amour de la gloire, amour des disputes et jalousie ; 27dans le corps, voracité, gloutonnerie, gourmandise égoïste. 28Donc, le plaisir et la douleur, comme deux plantes qui s'enracinent dans le corps et l'âme, donnent de nombreux rejetons ; 29la raison, jardinière universelle, nettoie tout autour de chacun, elle émonde, attache, arrose, irrigue de diverses manières et défriche ainsi le taillis des inclinations et des passions. 30La raison, en effet, est le guide des vertus et la dominatrice des passions.
Tout d'abord considérez à partir de l'action répressive de la tempérance, que la raison est souveraine des passions. 31La tempérance a un pouvoir dominant sur les désirs. 32Or, parmi les désirs, les uns concernent l'âme, les autres, le corps, et il apparaît que la raison domine les uns et les autres. 33Ainsi, quand nous sommes attirés par des nourritures défendues, d'où vient que nous nous détournions du plaisir qui en provient ? N'est-ce pas parce que la raison peut dominer ce désir de nourriture ? Pour ma part, je le crois. 34Par conséquent quand nous désirons un poisson, un oiseau, un quadrupède, et des aliments divers que la Loi nous interdit, si nous nous en abstenons, c'est à cause du pouvoir dominant de la raison. 35En effet la passion de l'appétit cesse, repoussée par l'intelligence tempérante, et tous les mouvements du corps sont muselés par la raison.